Réduite trop facilement à la figure d'une philosophie
austère ("les Origines du totalitarisme", "Condition
de l'homme moderne", "la Crise de la culture"),
Hannah Arendt portait tout autant sinon plus en elle
la déchirure et les ailes d'une poésie singulière.
Petite fille déjà, comme le rapporte la spécialiste
de langue allemande Karin Biro, "les poètes sont
des voix en elle, qui résonnent dans tout ce qu'elle
entreprend" : elle recopie soigneusement dans
un cahier ses vers préférés et se constitue une
bibliothèque où vont se côtoyer Homère, Hölderlin,
Rainer Maria Rilke, René Char...
Elle ne s'arrête pas aux ornières du chemin et en tire
même une note mêlant douceur et mélancolie, bonheur
et peine, amour et solitude : "Des pieds en suspens
dans une splendeur pathétique / Moi aussi je danse,
libérée de l'apesanteur / J'entre dans les ténèbres,
dans le vide / Espace refoulé des temps passés."
La tragédie (la mort de son père alors qu'elle n'a
que 7 ans, la déportation et l'exil) donne encore
du sang à son écriture. Loin de se complaire dans
l'amertume proche des romantiques, Hannah fait
le choix d'affronter ses angoisses et de construire
son propre bonheur : le cri qu'elle pousse "Heureux
celui qui n'a pas de patrie" fait écho à sa secousse
préférée, "la Jeune fille étrangère" (visa de von Schiller).
Débarquée aux USA, après la fuite du nazisme, aux bras
de son second mari Heinrich Blücher (qui eut le mérite
de ne pas la rendre triste de sa passion pour Heidegger),
elle réalise que l'amour peut être un pays de secours :
"En parfaite confiance au non-familier / Proche de l'étranger/
Là de l'éloigné, je pose mes mains dans les tiennes."
("Heureux celui qui n'a pas de patrie. Poèmes de pensée",
par Hannah Arendt. Traduit de l'allemand par François
Mathieu, poèmes rassemblés, annotés et présentés par
Karin Biro, Editions Payot.
Source de ce billet : Pia Duvigneau - l'Obs n° 2673, 28/01/16.)